Dernier jour 12h00

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Agence France Presse, 12h00 : La cotation du taux de change unifié des mondes virtuels vient d'être suspendue. D'après les experts du pool de banques qui gère, rien qu'en France, les biens virtuels de trois cent soixante millions d'identités nominatives ou anonymes, les tensions de change entre l'Euro et les monnaies virtuelles étaient encore une fois devenues trop fortes. En particulier, l'Oseille (n.d.l.r : la monnaie de Virtualis) connaît ces jours-ci une dépréciation très intense à cause d'une série de ventes massives. Il semblerait qu'un grand nombre d'investisseurs, des banques, des agences immobilières et des particuliers se soient mis à vendre leurs biens, avec un effet boule de neige sur les prix de l'immobilier. Les cotations séparées pour les trois grands groupes d'univers en ligne continuent de façon indépendante. Suite à l'arbitrage des banques, l'Oseille a perdu 165% de sa valeur relative à l'Euro. Le porte-parole de Virtualis a déclaré : « Nous ne sommes pas inquiets. Virtualis est un monde haut de gamme, les gens viennent y chercher des sensations haut de gamme, nous n'avons pas besoin des foules. Il y avait eu ces derniers mois une spéculation intense, en particulier sur les atolls de la mer du sud, sur les stations orbitales privatives en orbite basse et les yachts spatiaux. Nous assistons juste à un retour à la normale. »

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Dès que Michael s'arrêta de courir, Ada se jeta sur lui, le repoussant sous l'impact, dos au mur du souterrain, et elle se serra contre lui à lui faire mal. Il lui caressa les épaules, elle était trempée et tremblante, et hors d'haleine, comme lui. Ils avaient couru comme des fous dans cette interminable galerie technique qui démarrait sous la piscine. Michael en connaissait l'existence de longue date et il savait aussi que non seulement la serrure de la porte d'accès était forcée en permanence, mais aussi que les caméras de surveillance étaient bousillées par les ados du quartier qui venaient zoner dans ce souterrain. D'ailleurs, ils en avaient surpris une poignée. Ils ne s'étaient pas arrêtés pour leur demander ce qu'ils faisaient là, éclairés par quelques bougies au sol. L'une des filles, une grande maigre, avait été en train de danser, toute nue et les yeux bandés, au-dessus de trois garçons couchés et dont les pieds se touchaient, pour former comme une hélice d'avion.

Michael serra Ada contre lui, et se mit à rire en silence. Elle lui sourit. Il retrouva décuplée l'émotion qui lui venait quand il parvenait à prendre pour de vrai conscience de la présence d'Ada, et de ce que cela signifiait pour lui. Quand elle était là, tout le reste changeait de sens.

Il laissa Ada prendre deux ou trois respirations avant de lui demander.

— Où est l'UC ?

Ada s'écarta en cherchant son regard, elle était sombre et attentive. Elle lui donna le sac avec la boîte. Michael l'ouvrit et posa la boîte au sol. Il se mit à agir avec une vitesse et une méticulosité qu'elle observa avec fascination. Il sortit de son col un bloc-mémoire qui était attaché autour de son cou par une petite tresse de fibres synthétiques multicolores. Il inséra le bloc et l'unité démarra avec le chuintement caractéristique. Michael se mit à faire des gestes dans l'air, à toute vitesse. Elle observa son regard qui s'agitait avec des saccades stupéfiantes. Elle ne l'avait guère vu dans un tel état de symbiose avec son implant. Elle avait conscience d'observer un processus très élaboré, comme un athlète qui déchaîne toute sa puissance et sa technique, comme un concertiste qui joue un passage particulièrement périlleux. Il travailla deux minutes entières à pleine vitesse et puis il regarda Ada et lui dit.

— OK. On n'est plus à poil avec ça.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Maintenant, j'ai une petite idée de ce qui se passe aux alentours dans cette ville. Et si on vient nous chercher, je vais pouvoir leur jouer quelques tours dont ils vont se souvenir.

— Avec cette boîte ?

— C'est une IA très puissante, presque aussi puissante que Rita.

— Rita est morte, fit Ada, abruptement.

— Les flics l'ont prise ?

— Non, elle s'est suicidée devant moi.

Elle sortit le bloc-mémoire de sa poche et le lui tendit :

« Voilà sa sauvegarde, elle m'a dit de te la donner et puis elle s'est envoyée en l'air.

Michael prit le bloc en ouvrant de grands yeux.

— Attends, attends ! Tu veux dire que tu as là une sauvegarde démarrable de Rita ?

— Je ne sais pas si elle est démarrable, mais Rita avait l'air d'y attacher beaucoup d'importance.

— Tu m'étonnes ! fit-il en insérant le bloc dans l'unité centrale. Il se remit à opérer à grande vitesse à nouveau.

« Bon, fit-il après quelques instants, il y a du travail, mais je vais pouvoir la recharger. Avec elle de notre côté, nos chances sont radicalement différentes.

Ada hocha la tête. Elle n'avait pas pris conscience de l'importance d'avoir un appui informatique tactique dans une situation comme la leur avant que la mère de Michael lui ait expliqué ce qui s'était passé lorsque la police avait fait irruption chez elle. Pendant de longues minutes, elle regarda Michael travailler, et puis elle sursauta en entendant la voix de Rita qui émanait de la boîte

— Bonjours Michael, re-bonjours Ada.

— Rita, fit Michael, quelle est ton interprétation de la situation ?

— Vous êtes pourchassés par deux organisations, en premier lieu la police qui veut vous arrêter, et en second lieu une autre organisation, secrète et plus radicale, et qui ne vous veut pas du bien. Il y a aussi une forte probabilité de présence d'un ou plusieurs groupes terroristes dans les alentours qui sont sur le pied de guerre pour un baroud d'honneur avant le décollage de cette navette qui emmènera des passagers pour Exodus. Mon analyse du reste du contexte local n'indique aucune autre corrélation avec votre situation.

Michael échangea un regard sombre avec Ada, celle-ci demanda :

— Cette organisation secrète, tu crois qu'ils veulent nous tuer ?

— Je pense qu'il est prudent de considérer cette hypothèse comme très probable.

— Pourquoi ?

— Ils veulent nous faire disparaître. Nous détenons des informations sur la façon dont une conspiration très grave a été menée.

— Une conspiration ? fit Ada en grimaçant.

— Ada, je crains de manquer de temps pour développer ce point, répondit l'IA.

— OK Rita, fit Michael, trêve de palabres, je voudrais que tu déploies autour de nous tout ce que tu as. Pour l'instant, ne fais rien tomber, tu t'infiltre. Mais prépare-toi à leur en mettre plein les yeux. Et tu peux mettre tes gros sabots, j'en ai rien à foutre que tu laisses des traces. De toute façon, on est grillés. L'idée est qu'il faut qu'on soit prêt quand ils vont venir.

— Qu'est-ce qui te fait penser qu'ils vont nous trouver ? demanda Ada.

Michael haussa les sourcils, avec un air soucieux et dur.

— Ada, il est impossible qu'ils ne retracent pas la suite des évènements qui t'ont amené à moi. C'est juste une question de temps. Si j'étais eux, je saurais déjà que tu m'as retrouvé.

Ada secoua la tête.

— J'ai fait très attention, je n'ai rien dit au téléphone. Avec ton copain Vince, j'ai utilisé le livre de codes. Ensuite, nos voix étaient brouillées. Et je n'ai pas été suivie.

— Ada, Ada, ils n'ont pas besoin de te suivre, tous les mouvements des véhicules sont connus. C'est pour cela que je t'ai demandé d'abandonner ta voiture. Et n'oublie pas qu'il y a des caméras partout, que toutes les conversations de téléphone sont enregistrées, ainsi que la position des terminaux. Ada, s'il y a une chose que je sais, c'est qu'ils vont découvrir où nous sommes.

— Et ils vont venir, fit-elle en frissonnant.

— Tôt ou tard. On a gagné du temps en empruntant ce souterrain dès que tu m'as trouvé. Mais ils vont nous retrouver. Maintenant, dis-moi : quel est cet élément nouveau dont tu parlais ?

Ada sourit.

— Tu ne vas pas me croire.

Michael pencha la tête.

— Essaye toujours.